Finistère (29)

 

1. - LA FAMILLE DES 'SAINT-ALOUARN', puis 'ALLÉNO DE SAINT-ALOUARN'

a) Leur habitation
C'était un bel édifice de granit avec trois étages à droite du donjon central, et deux à sa gauche. De ce côté, l'angle du pignon supportait une échauguette en nid d'hirondelle. L'ensemble datait du XVIè siècle, mais la façade a été remaniée du temps de Louis XVIII à la suite des ravages de la Ligue (1) puisque le manoir, prit par la FONTENELLE en 1596, fut incendié par les Royaux l'année suivante (2).
Le manoir ne servit pas qu'aux nobles puisque, pendant la Révolution et selon un contrat du 14/II/1800, des sabotiers ont logé dans la grande salle du rez-de-chaussée du manoir, salle où, en outre, ils avaient le droit de creuser et fumer les sabots. La salle voisine faisait office de magasin des sabots prêts à la vente. Seule, en théorie, la taille des sabots devait se faire à l'extérieur, de crainte d'endommager les lieux (3).
De nos jours, cette partie, où il y avait la grande salle, aujourd'hui démolie, est remplacée par des crèches que les matériaux de la gentilhommière détruite ont servi à édifier (4). Du vieux manoir il ne reste plus que la tour ronde et quelques murs (5). Dessin de VAUGARNI (6).
Les ALLÉNO DE SAINT-ALOUARN possédaient deux autres demeures : L'une est l'Hôtel Saint-Alouarn, rue Saint-Matthieu à Quimper. C'est une belle construction du début du XVIIème, dotée côté jardin d'une tour d'escalier et d'une échauguette. Cette dernière a peut-être été récupérée de l'appareil défensif du manoir de Saint-Alouarn (7). L'autre est le Manoir de la Villeneuve en Plomeur. Les descendants ont possédé la propriété jusque dans les années 1920 (8).

 

b) Leur devise et blason
Devise des ALLÉNO : « Mad é quélen é peb amzer » (Un conseil est bon en tout temps) (9).
Blason des SAINT-ALOUARN : « D'azur au griffon d'argent » (10)
Blason des ALLÉNO: « D'argent à trois hures de sanglier de sable, arrachées de gueules » (11).

c) Leurs possessions
Les SAINT-ALOUARN étaient seigneurs de : Saint-Alouarn (en Guengat) et de Kervéguen (en Guengat) (12).
Les ALLÉNO étaient seigneurs de (13) :
- Guern (en Gourin)
- Kerguignen
- Kersalic (en Saint-Tugdual),
- Kersperlan (en Pluméliau).
- Lindreuc (en Noyal-Pontivy ; possédé par la famille DU LINDREUC, puis AVAUGOUR (Cf note 74) et ALLÉNO en 1640 (14))
- Penmené (en Baud)
- Saint-Alouarn (en Guengat)
- Trévien (en Theix)
- Trogoazien
Les Australiens ont fait montre d'inélégance envers les SAINT-ALLOUARN. Face au cap Leeuwin, l'île Saint-Allouarn a été rebaptisée île Flinders, du nom du navigateur anglais. Heureusement aux îles Kerguélen, les visiteurs peuvent partir à la découverte du pic Saint-Allouarn, de la table du Boisguéhenneuc ou du cap Rosily. L'ennui, c'est qu'il n'y a pas de visiteurs aux Kerguélen ! (15)

d) Arbre généalogique
La généalogie de cette famille n'est pas très facile à suivre, surtout au XVIIème siècle.

Les membres de la famille
Montre d'Yvon DE KERGORLAY : 8/I/1356 : Daniel DE SAINT-ALOUARN, écuyer, cheval gris moufché laboré, XL livres et Guillaume DE SAINT-ALOUARN archier à cheval (16).
En 1393 Jehan DE SAINT-ALOUARN était capitaine de Concarneau (17).
En 1420, René de SAINT-ALOUARN y possédait le manoir de son nom, avec ceux de Kerguignen et de Kerrozaël (18).
Noble à la réformation de 1426 : Hervé DE SAINT-ALOUARN sieur du manoir du dit lieu exempt (19).
En 1470 vivent Jehan DE SAINT-ALOUARN (20) et sa femme, Marie DE TRéGAIN (21).
Prigent DE SAINT-ALOUARN fonde la chapelle de Notre-Dame-de-Guengat en 1502 et fut maître d'hôtel de l'évêque de Quimper Claude DE ROHAN (22).
10/III/1535 : Une chapellenie, fondée autrefois par Prigent DE SAINT-ALOUARN, étant vacante par le décès de Jean THOMAS, fut donnée à Alain DU MARHALLAC'H, clerc, sur la présentation de Jeanne DE GUER (23), tutrice de son fils, Ronan DE SAINT-ALOUARN (24).
A la réformation 1536 : René DE SAINT-ALOUARN, seigneur du dit lieu et de Kervéguen et de Kérozal.
Daniel DE SAINT-ALOUARN (25), fut le dernier abbé régulier de Quimperlé de 1520 à 1553. Il portait pour armes d'azur au griffon d'argent (26).
Claudine DE SAINT-ALOUARN, nièce de Daniel, apporta en 1550 à la famille ALLÉNO, l'héritage de sa famille, en épousant Pierre ALLÉNO DE KERSALE, conseiller du Roi au présidial de Quimper (27). Remontant à Geoffroy ALÉNO, sieur de Kersalic, contemporain de Louis XI, la famille ALÉNO est originaire de la paroisse de Saint-Tugdual en l'évêché de Vannes (28). Geoffroy ALLÉNO, sieur de Kersperlan, épouse vers 1460 Catherine DE GUERNARPIN (29). Louis ALLÉNO se marie en 1487 à Jeanne LE GRAND (30), dame de Kersalic (31). Yves ALLÉNO, sieur de Kersalic, épouse Anne DE BAUD (Famille Cf note 91) en 1511 (32).
Pierre ALLÉNO épouse Jeanne DU FAOU (33).
Jacques ALLÉNO, partagé en 1558, épouse Guillemette DE SAINT-PERN (34) (35).
Dans la montre générale faite à Quimper les 15 et 16/V/1562 : le sieur DE SAINT-ALOUARN, conseiller au siège de Quimper-Corentin qui se présente mais dit être exempt et avoir fait néanmoins sa déclaration d'arquebusier à cheval (36).
Louise ALLÉNO DE KERSALIC épouse en 1574 Gilles DE BONFILS, commandant le ban et arrière-ban du comté nantais (37).
Jean ALLÉNO épouse en 1604 Marguerite GUIMARHO (38) (sans enfant) (39).
Nicolas ALLÉNO épouse Renée HUCHET (40) en 1612 (41).
Armel ALLÉNO, sieur de Penmené, épouse Claude BONNIN DE LA VILLE-BOUQUAIS (42) en 1618 (43).
Jacques ALLÉNO épouse Françoise DE ROSPIEC (44) (sieur et dame de Saint-Alouarn et de Kersalic mariés en 1633) (45). François ALLÉNO, sieur de Lindreul, épouse Anne GOURVIL (46). Julien ALLÉNO, prêtre, recteur, desservant (47). Anne ALLÉNO épouse le sieur DE LA VILLE-ANDREU (48).
Pierre ALLÉNO, sieur de Saint-Alouarn, né en 1634, épouse en 1667 Marie-Robine BARBIER (49) (50). On le retrouve à l'occasion d'un procès, comme père et garde des enfants de son mariage avec dame Robine BARBIER, contre Messire Bernard TOURONCE (51), demandeur.
François ALLÉNO, né en 1646. René ALLÉNO né en 1647. Joseph ALLÉNO, sieur du Lindreul. Louis ALLÉNO.
Les ALLÉNO DE SAINT-ALOUARN furent interloqués par la Chambre le 18/II/1669, au rapport de M. DE LOPRIAC. Mais depuis, par autres arrêts rendus au rapport de M. RAOUL, ils furent déclarés nobles d'extraction par arrêt du 5/VIII/1669. (52).
Pierre ALÉNO DE SAINT-ALOUARN est propriétaire du manoir de Kervéguen le 4/IV/1682.
Tutelles des enfants de feu François ALLÉNO, seigneur DE SAINT-ALOUARN, et de Olive DE COëTNOURS (53), X/1693.
Nomination le 1/IX/1720 du sieur DE boisguéhenneuc (54) comme lieutenant de la capitainerie garde-côtes d'Audierne, en remplacement du sieur DE SAINT-ALOUARN, qui est nommé major de la même capitainerie (NB : la commune de Guengat dépendait de la capitainerie Crozon le 12/III/1726).
Puis c'est René ALLÉNO, seigneur DE SAINT-ALOUARN, héritier du défunt Pierre ALLÉNO, son père, que l'on retrouve comme demandeur en assignation contre Isabeau MOLLET, veuve. Encore un autre procès avec René ALÉNO, seigneur DE SAINT-ALOUARN, fils de Pierre ALÉNO DE SAINT-ALOUARN contre Marie-Claude LE NY (55) fille unique et héritière de François LE NY (procès de 1725 à 1728).
Le 14/VII/1733, le sieur DE VILLENEUVE DE KERSULGUEN (56) nommé en remplacement du sieur DE SAINT-ALOUARN, décédé. Enterrement de messire ALÉNO écuier seigneur DE SAINT-ALOUARN le 25/X/1733 (57).
Les procès ne sont pas terminés puisque c'est au tour de François-Guénolé-Pantaléon ALÉNO, chevalier, seigneur DE SAINT-ALOUARN, enseigne de vaisseau, fils aîné de René et petit-fils de Pierre, que l'on retrouve contre Marie-Claude LE NY, tuteur des enfants des sieur et dame DU MESNIL CHAMBLAYE et autres héritiers de Guénolé LE NY DE KERELLEC le 7/I/1735.
Trois autres personnes nous sont connus (sans date) : Anne-Claude ALÉNO DE SAINT-ALOUARN (58), Françoise ALÉNO DE SAINT-ALOUARN (59) et Joseph-Olivier ALÉNO DE SAINT-ALOUARN (60).
De l'union de François ALÉNO DE SAINT-ALOUARN et de Marie Josèphe Pélagie DE KERRET DE QUILLIEN (61) naît, le 28/VII/1738 au manoir de Saint-Allouarn, Louis-François-Marie (62).
Charles-Marc DU boisguéhenneuc, cousin de Louis, naît le 20/I/1740 au manoir de Kerguern, en Dirinon (63).
Procès de François Marie ALÉNO, chevalier, seigneur DE SAINT-ALOUARN, lieutenant de vaisseau contre Martin TRESGOUGUEN, prieur de Lambézellec le 7/IV/1742. De très nombreux procès le concernent (64).
Naissance en 1742 de Marie Renée (65) puis en 1743 de Marie-Charlotte-Pélagie ALÉNO DE ST-ALOUARN (66), enfants de François-René ALLÉNO.
Déclaration de messire ALÉNO DE SAINT-ALOUARN portant la reprise sur un corsaire anglais du navire « Le Vainqueur » de Bordeaux le 17/XI/1743 (ou 1744 ?) (67). L'Émeraude a pris en outre trois navires anglais le 11/I/1745. Prise du Marborough, de Bristol, de 120 tonneaux, le 20/I/1745 par le vaisseau du Roi, l'Émeraude, capitaine DE SAINT-ALOUARN. Interrogatoire de Pierre LE LOUP, capitaine de prise, portant que le navire anglais ayant refusé d'amener pavillon, l'Émeraude lui envoya une volée de mousqueterie qui tua le capitaine Richard HIAT, après quoi le navire se rendit. L'Hirondelle, de Cork, de 140 tonneaux, capitaine John LANG, prise par l'Émeraude, capitaine DE SAINT-ALOUARN (26 canons, 300 marins) le 22/I/1745. Prise de la « Dépêche » de Liverpool, de 55 tonneaux, venant d'Antigua chargée de sucre, coton et rhum, prise le 28/I/1745 par la frégate du Roi, l'Émeraude, capitaine DE SAINT-ALOUARN, armé en course au Havre par M. J. DU BOCAGE et F. DUMESNIL. Prise de la Dépêche par l'Émeraude, du Havre, capitaine DE SAINT-ALOUARN le 6/II/1745. Prise du navire français le « Prince d'Orange », du Havre, le 5/VI/1745 par la « Reine de Hongrie », de Bristol et capturés l'un et l'autre le 8/VI/1745 par les vaisseaux du Roi « La Fine » et l'Émeraude, capitaines DE ROSMADEC (René-Louis DE SAINT-ALOUARN) et DE SAINT-ALOUARN (François). Les frégates du Roi armées en course, l'Émeraude et la Fine, reprirent le 8/VI/1745 le « Prince de Conti », du Havre, J.C. LESTOBEC, négociant et G. TROILLARD, pilote.
René-Louis DE SAINT-ALLOUARN (68), frère de François, chevalier de ROSMADEC (69), participe, en XII/1745, à l'expédition française chargée de renverser la dynastie des HANOVRE et de réinstaller sur le trône de Londres Charles-Edouard STUART, que l'on appelle le Prétendant. L'enseigne de vaisseau ROSMADEC commande « la Fine », une frégate de 24 canons, force le blocus de Montrose, en Ecosse, assure le débarquement des troupes irlandaises, quelques 800 hommes, prend le sloop « le Hasard », découverte de l'amiral BYNG, bref se conduit avec une intrépidité qui force l'admiration et lui vaut, à lui simple enseigne, la croix de Saint-Louis. Mais l'expédition fait chou blanc, Charles-Edouard est vaincu à Culloden quatre mois plus tard, ROSMADEC tâte ensuite de la course où il se dépense sans barguigner : dix combats, un abordage, 27 prises dont cinq corsaires. Un beau palmarès (70).
En 1746, François-René DE SAINT-ALOUARN perd sa fille Marie-Charlotte-Pélagie, âgée de 2 ans et dix mois. Elle sera enterrée dans l'église (71).
Lieutenant de vaisseau, François ALÉNO DE SAINT-ALOUARN commande en 1747 la frégate « la Renomée » qui conduit M. DE CONFLANS, nouveau gouverneur de Saint-Domingue, à son poste dans les Antilles. A 50 lieues d'Ouesssant il rencontre un vaisseau saxon, « le Dover », devant lequel il ne baisse pavillon qu'à la suite de trois combats meurtriers, SAINT-ALLOUARN est fait prisonnier, se morfond trois mois à Plymouth, est libéré grâce, notamment, à l'intervention du maréchal DE SAXE, et renoue aussitôt avec la mer aventureuse. (72)
Le 1/III/1749, naissance d'un nouvel enfant, Marie Charlotte, pour François-Marie ALÉNO DE SAINT-ALOUARN, chef de nom, seigneur de Saint-Alouarn et d'autres lieux, capitaine de « vefseaux », chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis en 1749 (73).
15/IV/1749 : Signature de Marie Josèphe Catherine ALÉNO DE SAINT-ALOUARN (74)
Depuis 1754, Louis DE SAINT-ALOUARN fait carrière dans la Royale (75). En VIII/1755, jeune garde de 17 ans sur « l'Espérance », il est fait prisonnier en même temps que son oncle ROSMADEC et, comme lui, ronge son frein deux ans en Angleterre ; son infortune lui vaut toutefois d'être fait enseigne de vaisseau (76).
En XI/1755, cependant, « l'Espérance », dont René-Louis DE SAINT-ALLOUARN est officier, capitule devant « l'Oxford » au terme de cinq heures de combats acharnés. Blessé, SAINT-ALLOUARN cadet est fait prisonnier et croupit deux ans dans les geôles anglaises. (77)
Le destin des deux frères René-Louis et François DE SAINT-ALLOUARN est scellé par l'un des épisodes les plus cuisants de l'histoire maritime française du XVIIIème siècle. Capitaine de vaisseau, François commande « le Juste », 70 canons, 600 hommes, dans l'escadre de M. DE CONFLANS qui croise au large de la Bretagne méridionale en XI/1759 ; son frère ROSMADEC est son second. Ils participent ainsi à la désastreuse bataille des Cardinaux - du nom de rochers situés à l'est de Belle-Ile - où la flotte française est enfoncée par celle de l'amiral HAWKE. Harcelé par quatre vaisseaux ennemis, « le Juste » est dégagé par « le Soleil Royal », mais ROSMADEC succombe aussitôt à ses blessures, tandis que son François, l'épaule perforée par une balle, rend l'âme le lendemain, 21/XI/1759. (78)
Louis DE SAINT-ALOUARN épouse Marie-Jeanne DROUALLEN (79) le 20/I/1761 dans la chapelle du manoir de Kerazan en Loctudy (située à son extrémité sud). Le domaine appartenait à l'oncle de cette dernière, René Hyacinthe LE GENTIL DE ROSMORDUC (80).
Surnommée, on ne sait pourquoi, « la bergère de Penmarc'h », Madame DE SAINT-ALLOUARN était, disait-on, jolie et bossue. Elle n'avait qu'un an lorsque son père, Joseph-Hyacinthe, enseigne de vaisseau, succomba sur « le Juste » - déjà ! - en 1740, un an après son mariage avec sa cousine Marie-Pélagie LE GENTIL DE ROSMORDUC (81). Etait-ce parce que leurs pères avaient été fauchés sur le même vaisseau que les deux orphelins s'étaient unis ? Le jeune ménage va se partager entre son appartement brestois, l'hôtel quimpérois des SAINT-ALLOUARN, et le manoir de la Villeneuve, en Plomeur (82), opportunément hérité d'une lointaine tante (83). Madame DE SAINT-ALLOUARN, fille unique, avait hérité du manoir de Lestrémec en Tréméoc, propriété, au milieu du XVIIIème siècle, de la famille DROUALLEN, à la mort de ses parents (84).
La fulgurante promotion de Louis DE SAINT-ALLOUARN se poursuit en 1764 : lieutenant de vaisseau, à 26 ans ! (85)
De nombreux procès concerneront Louis-François-Marie ALLÉNO DE SAINT-ALOUARN (86).
De l'union de Louis ALLÉNO DE SAINT-ALOUARN et de Marie-Jeanne DROUALLEN naissent : Hyacinthe-Marie-Marcellin (1762-), Aimé-Marie-Louis (1765-1794), Sophie et Hippolyte-Marie-Agathe (1768-) (87).
En 1769, Louis perd son épouse, Marie-Jeanne DROUALLEN, morte à 29 ans, laissant quatre enfants, trois garçons et une fille, en bas âge - le dernier, Hippolyte, n'avait pas un an (88).
Depuis 1769 DU boisguéhenneuc seconde son cousin, Louis DE SAINT-ALLOUARN, sans interruption, d'abord sur « l'Écluse », une grande gabare chargée de transporter du bois, puis sur « le Berryer » et « le Gros-Ventre », - qu'il commanda lors de la croisière « GRENIER ». (89)
Parfois, entre deux campagnes, les trois marins (kerguélen (90), SAINT-ALLOUARN et DU boisguéhenneuc) échappent à l'ambiance portuaire et à leur appartement de Brest, et retrouvent leur hôtel quimpérois, théâtre priviliégié de la vie sociale de la noblesse cornouaillaise (91).

En 1770, SAINT-ALLOUARN a déjà secondé kerguélen sur la goélette « l'Aberwrach », la première école de pilotage de la marine (92).
Louis DE SAINT-ALLOUARN patrouille le long des côtes bretonnes, fait deux escapades aux Isles et c'est le tournant de 1771 : son ami kerguélen lui propose d'être son second dans la campagne d'exploration des mers australes dont il obtenu le commandement. (93)
Pour l'expédition à venir le commandant s'est entouré de compatriotes cornouaillais, des enseignes de vaisseau qui promettent, dont les hôtels familiaux à Quimper sont voisins. Louis y retrouve le chevalier MASCARENNE DE RIVIèRE (94), dont le domaine de la Coudraie, à Tréméoc, est proche de Lestrémec, le manoir des DROUALLEN ; son cher cousin Charles DU boisguéhenneuc (95) ; son autre cousin ROSILY (96) ; ses camarades LAUNAY, MINGAULT... Des « pays » qui avaient déjà eu l'occasion de naviguer ensemble, qui apprécient kerguélen et croient à ses intuitions. (97)
En 1771 l'aîné des enfants DE SAINT-ALLOUARN n'a pas dix ans, et leur mère n'est plus. Mais une telle occasion d'écrire une page glorieuse de l'histoire maritime de la France, la perspective de découvrir des contrées fabuleuses, de ramener des objets précieux, voire des indigènes pittoresques - depuis 1758 un Noir de Guinée vivait au Minven chez le cousin Charles-Nicolas DU boisguéhenneuc -, tout cela ne se refuse pas (98).
Officier de la Royale, kerguélen prend le commandement de « La Fortune », SAINT-ALOUARN celui de « Le gros ventre ». (99). La flottille de kerguélen n'a pourtant rien de grandiose : une flûte, « la Fortune », 24 canons, 200 hommes, qu'il commandait ; une gabare, « le Gros-Ventre » (qui désigne à la fois un oiseau tropical et un poisson), 16 canons, une centaine d'hommes. Son état-major était composé de compatriotes, amis et compagnons de route. Le commandant et le second du « Gros-Ventre », le lieutenant de vaisseau Louis DE SAINT-ALLOUARN et l'enseigne Charles-Marc DU boisguéhenneuc, Cornouaillais d'une noblesse d'ancienne extraction, tout comme lui, étaient cousins, et de la même génération, 34 et 32 ans (kerguélen en avait 38). (100)


Le 1/V/1771, « le Berryer », gros navire marchand de 800 tonneaux, 50 canons et 300 hommes d'équipage, appareille de la rade de Port-Louis en Bretagne pour Port-Louis de l'île de France. Officiellement le voyage est de routine, ravitailler les Mascareignes en comestibles, munitions et objets nécessaires à la colonie ; mais il se murmure que M. DE kerguélen aurait été investi d'une mission moins terre-à-terre. La traversée se déroule sans anicroche ; le 20/VIII/1771, « le Berryer » arrive à bon port. (101)
Mais kerguélen se rend à l'évidence : son bateau est bien trop lourd, trop inerte pour affronter les 40è rugissants ; il se rabat sur deux navires à l'ancre, « la Fortune » et « le Gros-Ventre ». Du 13/IX/1771 au 8/XII/1771, première mission exploratoire dans les parages septentrionaux de l'océan Indien, afin de reconnaître la nouvelle route proposée par l'enseigne GRENIER pour se rendre en Inde ; malade SAINT-ALLOUARN doit laisser le commandement du « Gros-Ventre » à DU boisguéhenneuc (102).
Le commandant du « Gros-Ventre » n'avait sans doute pas récupéré de sa maladie de l'automne 1771 et c'est un officier diminué, vulnérable, qui s'enfonça dans les rigueurs du climat austral. (103) A quel moment SAINT-ALLOUARN est-il tombé malade ? DU boisguéhenneuc laisse clairement entendre que dès le départ de l'Ile de France, en janvier, son commandant était déjà souffrant. (104)
Le 16/I/1772, les deux vaisseaux avaient quitté Port-Louis, le chef-lieu de l'île de France (l'île Maurice) et plongé vers la froidure, salués par intermittence par des escouades d'hirondelles de mer. Le 11/II/1772 au soir, ils sont en vue de deux îlots avants-coureurs, « illico » baptisés îles de la Fortune, kerguélen et ses compagnons ne doutaient pas qu'après ces vigies avancées, un continent immense et fabuleux les attendait. (105)
Immense, pourquoi pas, les Kerguélen sont après tout aussi grands qu'un département français, la ligne de côtes qui se perdaient dans la brume pouvait faire illusion. Mais la fascination se plaça d'emblée sous le signe de l'inhospitalier. De hautes falaises rébarbatives, des glaciers qui dévalent jusqu'au rivage (en plein été !), une mer noire, nerveuse, une totale absence d'arbres, de la caillasse, un paysage minéral, un plateau sinistre au-dessus duquel, tels des volatiles de mauvaise augure, tournoyaient des oiseaux marins ; et ce vent, et ce froid... Comme terre de promission, on avait vu mieux. (106).
Le 12/II/1772, les îles qui deviendront Kerguélen sont découvertes. (107). Après un mois de navigation dans l'inconnu des mers australes, l'expédition de M. DE kerguélen touchait au but, l'Eldorado était en vue, cette Terra Australia Incognita qui, depuis deux siècles, avait tant fait rêver. Le continent mythique, source de bien des fantasmes, s'étalait sous les yeux de 300 hommes d'équipage, vierge, fascinant, inquiétant. Le Breton Yves-Joseph DE kerguélen-TREMAREC pouvait savourer son bonheur ; sa géniale intuition que la terre australe, il fallait la chercher prioritairement... au sud, s'était avérée juste. (108) Il importait pourtant d'aller voir de plus près, la morne façade cachait peut-être de plus tendres recoins ; il convenait que les couleurs du roi flottent au plus vite sur la pierraille. Dans la chaloupe de « la Fortune », M. DE ROSILY devait être le premier à fouler le sol du nouveau monde ; mais, piètre manoeuvrière, la chaloupe faillit à sa mission ; et c'est le canot du « Gros-Ventre » qui, à l'improviste prit le relais, commandé par DU boisguéhenneuc. Comme l'enseigne tenait consciencieusement un journal de bord, il suffit de lui laisser la parole pour suivre pas à pas la prise de possession. (109)
« Malgré le courage et la bonne volonté des canotiers et de quelques soldats », il leur fallut deux heures et demi pour arriver dans la baie - devenue du Gros-Ventre. « J'ai fait mettre à terre. En y arrivant, j'ai fait arborer le pavillon et pris possession au nom du roi mon maître en faisant crier trois fois Vive le Roi et tirer trois décharges de mousqueterie. L'endroit était couvert de mousse et de cresson sauvage. Le terrain y est très noir. La plaine peut avoir trois ou quatre lieues de long, tout près d'une demi-lieue de large. De là elle continuait entre deux collines à tribord en entrant. Cette plaine était couverte d'eaux causées vraisemblablement par des fontes de neige dont les montages sont couvertes. Dans le fond de la baie il nous a paru y avoir quelques arbres qui ne paraissent point hauts. Le rivage était couvert de pingouins de deux pieds à trois pieds de haut, beaucoup de lions et de loups marins. La facilité que nous avions d'approcher ces animaux prouve assez que cette partie de terre où j'ai descendu n'est point habitée. A peine étais-je à terre que j'ai été obligé de m'embarquer ». (110)
Portrait du vice-amiral de ROSILY-MESROS (Dessin de MAURIN, de 1834), François-Etienne DE ROSILY, né à Brest en 1748, enseigne de 24 ans sur « la Fortune », fut chargé par kerguélen de débarquer sur les terres nouvellement découvertes. Mais la chaloupe de « la Fortune » ne résista pas aux assauts de la mer et ROSILY dut être accueilli sur « le Gros-Ventre ». (111)
« DU boisguéhenneuc est le seul officier qui ait mis à terre à la France australe, qui en ait pris possession. Il a fallu le courage et la patience de l'équipage du canot pour venir à bout de cette entreprise ; la preuve la plus convaincante, c'est que la chaloupe de M. kerguélen, armée de quatorze avirons, n'a jamais pu gagner la terre ». Pas un mot sur le reste du voyage, les relevés systématiques le long des côtes australiennes, à croire que les progrès de la connaissance cartographique et topographique d'un continent pesaient peu face à une rocaille battue par les vents. (112)
Fin de la première exploration des îles Kerguélen. Un quart d'heure de manchots, d'éléphants de mer et d'otaries, de neige sur fond noir, de Vive le roy cirés dans un désert de pierre et d'eau, d'immensité désespérante. Mais l'essentiel est accompli : le roi très-chrétien a désormais un fleuron supplémentaire à sa couronne. (113)
DU boisguéhenneuc ne rendra pas compte de sa mission à kerguélen. Alors qu'il se frayait un chemin entre les otaries et les manchots, « la Fortune » et « le Gros-Ventre » se perdaient de vue, noyés dans la brume. Dans les jours qui suivent, la flûte et la gabare jouent à cache-cache, se cherchent désespérément, se ratent de peu, n'y voient goutte, essuient des giboulées de grêle et de neige. kerguélen, dont la mâture est chancelante et qui a perdu sa chaloupe, estime plus prudent de rallier l'île de France. Il ne reverra jamais son second, Louis DE SAINT-ALLOUARN (114). Perdu dans les brumes, kerguélen rebrousse chemin tandis que SAINT-ALOUARN continue vers l'Est et aborde la côte occidentale de l'Australie dont il prend possession au nom du roi. (115).
Le 12/II, les Kerguélen sont découvertes, le 13 kerguélen a disparu. (116)
Plusieurs jours et nuits durant, SAINT-ALLOUARN va multiplier les signaux, les fusées, les coups de canon, et brûler des amorces ; rien n'y fait, « la Fortune » demeure introuvable. « Le Gros-Ventre » a beau zigzaguer entre le cap Louis, le cap Bourbon, l'île de Boynes et l'îlot Solitaire, la flûte s'est volatilisée. Pour ne rien arranger, il se met à neiger et à grêler, les hommes grelottent, il devient urgent de se mettre sous des latitudes plus clémentes. Cap sur la Nouvelle-Hollande où kerguélen avait fixé rendez-vous à son second. (117)
Dans un mémoire rédigé à son retour en France pour obtenir la croix de Saint-Louis, l'enseigne DU boisguéhenneuc prend soin d'indiquer que « la faible santé de M. DE SAINT-ALLOUARN l'ayant toujours tenu alité, il a presque seul commandé le vaisseau ». (118) Ainsi, dans l'épopée du « Gros-Ventre » les noms de SAINT-ALLOUARN et DU boisguéhenneuc doivent être étroitement associés, l'enseigne ayant secondé son lieutenant autant qu'il lui fut possible. (119)
Dans son journal de bord, Charles DU boisguéhenneuc résume fort bien la situation : « Notre équipage diminuait notre espérance de pouvoir continuer nos découvertes ; plus de la moitié était sur les cadres avec de très gros rhumes et fluxions de poitrine. Nous sommes partis de l'île de France avec un équipage pour la plupart accoutumé aux voyages de Madagascar dans un climat fort chaud où d'ordinaire les matelots sont si mal vêtus qu'ils n'ont que la chemise qu'ils portent et un rechange. Cependant ces mêmes hommes qui exigeaient d'être vêtus avec précaution sont partis avec un simple paletot de drap vert doublé de toile bleue. Les bas de laine et les souliers, choses les plus essentielles pour les campagnes, ont été remplacés par des bas de fil et des escarpins à moitié brûlés que l'on a trouvés de rebut dans les magasins et qu'ils ont payés fort chers, malgré les représentations judicieuses qui ont été faites fondées sur l'impossibilité de pouvoir suivre des découvertes dans des mers et un climat aussi dur que l'Ostralie, en refusant généralement les choses les plus nécessaires pour y réussir. Car je regarde qu'il est indispensable d'ajouter au zèle et à la capacité d'un capitaine, un équipage muni généralement de tout ce qui lui est nécessaire pour soutenir les fatigues de la mer et du climat ». (120)
Dès le 18 le temps s'est adouci au point que SAINT-ALLOUARN met bientôt le cap à l'est. Les oiseaux se raréfient, l'horizon est vide, une centaine de marins sous-équipés évoluent désormais seuls dans la vastitude océane. Six officiers les encadrent, dont le plus âgé, SAINT-ALLOUARN, a tout juste 34 ans et dont la moyenne d'âge est de 26 ans ! Une poignée d'hommes jeunes, soudés par une camaraderie de corps, d'âge, et même de parentèle, n'hésitent pas une seconde à braver l'inconnu. Ces hardis compagnons, pour peu que le destin leur en laisse le loisir, feront de belles carrières : l'enseigne François-Etienne DE ROSILY-MESROS et le garde Pierre DE SERCEY finiront vice-amiraux. (121)
Le 26, au retour des loups de mer et des oiseaux leur donne de nouvelles espérances. Allaient-ils enfin aborder la mythique terre de Gonneville, du nom de ce navigateur de Honfleur qui en 1504 découvrit par le plus pur des hasards des rivages inconnus où il séjourna six mois, désormais identifiés comme le Brésil, mais qu'on continuait au XVIIIème siècle à assimiler à l'Australie ? (122)
Aucune terre ne point au loin ; s'installe la monotonie des jours qui se suivent identiques, beau temps, mer belle. A partir du 8/III/1772, plusieurs nuits d'affilée, « le Gros-Ventre » tire des coups de canon, lance des fusées, brûle des amorces, des fois que kerguélen... SAINT-ALLOUARN n'avait pas abandonné l'idée de retrouver son chef et ne l'abandonnera pas de sitôt. Comment aurait-il pu soupçonner que ce 16/III où le second canonnier du « Gros-Ventre » criait « Terre ! », kerguélen arrivait à Port-Louis de l'île de France, une seule idée en tête, rallier la France au plus vite pour y annoncer sa découverte ? (123)
16/III/1772, SAINT-ALLOUARN a atteint les côtes de la Nouvelle-Hollande, en d'autres termes l'Australie. Le continent n'est pas inconnu ; deux ans auparavant, COOK avait pris possession de la côte orientale. Le littoral septentrional avait été reconnu par les Hollandais dès 1605, Dirk HARTOG avait atteint l'île du même nom en 1616, PELSAERT aperçu pour la première fois un kangourou en 1640, TASMAN découvert la Tasmanie en 1642. Des recherches récentes indiqueraient même que l'Australie fut fortuitement découverte en 1526 par un navire espagnol, « le Santos-Lesmes », commandé par Alonzo DE SOLIS (124). La côte occidentale avait été reconnue par des Espagnols, des Hollandais et des Portugais, mais aucun navigateur français n'y avait encore abordé. SAINT-ALLOUARN, qui s'est muni des dernières cartes disponibles, celle de 1753 de d'Après DE MANNEVILLETTE, savant cartographe installé à Hennebont, auteur du « Neptune français », et celle de 1765 de BELLIN, a reconnu le cap Leeuwin, à l'extrême sud-ouest du continent. « Le Gros-Ventre » mouille, l'équipage en profite pour pêcher « quantité d'excellents » poissons ; M. DE MINGAULT échoue à débarquer, mais s'approche suffisamment du rivage pour constater que loin d'être boisé, il « n'était autre chose que des falaises et des dunes de sable en terrain brûlé ; à peine vient-il des arbrisseaux ». (125)
Décidément, ces terres australes n'ont rien de très engageant ; après les glaciers, le désert. La mer grossit, un vent violent se lève, cap au nord. Après dix jours de beau temps et de mer belle, le 28/III à deux heures et demi de l'après-midi, la côte est de nouveau en vue, aussi peu encourageant qu'au cap Leeuwin : des récifs inabordables ; les oiseaux eux-mêmes ont disparu ; « c'est le temps de la ponte » conclut DU boisguéhenneuc. (126)
« Le Gros-Ventre » est en vue de l'île Dirk HARTOG et s'apprête à pénétrer dans la baie des Requins (Shark Bay), alors connue comme baie des Chiens marins. Encore des terres basses et sablonneuses, ponctuées d'arbrisseaux, bordées de récifs. Le 30, plusieurs officiers débarquent, MINGAULT d'abord, qui dès 8 heures du matin, part à bord du grand dinghy ; il est suivi à midi par DU boisguéhenneuc, accompagné de ROSILY et SAULX-MESNIL. Personne en vue, mais le second du « Gros-Ventre » conclut à l'existence d'autochtones : « sans avoir aucune connaissance d'habitants, nous eûmes cependant connaissance de trace humaine, quelques animaux que nous y avons trouvés, ressemblant à des maques (sic) (127), nous ont persuadés qu'on les chassait quelquefois par leur vitesse à s'échapper ». Ces bêtes bizarres qu'ils n'arrivent pas à identifier, « un chien qui fouillait la plage à la recherche d'oeufs de tortues », « un petit animal pourvu d'une queue », étaient sans doute un dingo et un wallaby, kangourou de petite taille. Pour le reste, des broussailles, des joncs, d'innombrables petites tortues, une immensité semi-désertique jusqu'alors revendiquée par personne, une terre disponible : ce 30/III/1772, l'enseigne MINGAULT prend possession de l'ouest australien au nom du roi Louis XV. Une bouteille renfermant un parchemin et deux pièces de monnaie française, sont enterrées au pied d'un arbre à l'extrémité nord de l'île Dirk HARTOG. (128)


Le 30/III/1772, François-Etienne DE ROSILY fut des officiers qui débarquèrent sur la côte australienne, sur les rivages de la baie des Chiens marins (Shark Bay), dont il dressa une carte (129).
A tout hasard, la gabare s'enfonce dans la baie, à l'affût de la découverte inattendue, de la divine surprise, mais les rives en sont mornes, dépourvues de tout mystère. Que faire dans une contrée aussi désespérément plate et nue, offrant si peu d'aliment à la soif de découverte, si peu de pistes à suivre ? Dresser des cartes, des relevés, enrichir la connaissance topographique de la Nouvelle-Hollande, et sonder. Les hommes sondent, sondent inlassablement. Et guettent des passes pour gagner l'océan, mais les passages entrevus se révèlent des terres basses ; SAINT-ALLOUARN navigue de mirages en illusions. (130)
Le 31, on transporte à terre le corps d'un marin mort du scorbut et on l'enterre non loin du cap Levillain. Le 2/IV, « Le Gros-Ventre » perd une ancre, la recherche avec méthode, mais elle se dérobe, « ce qui paraît d'autant plus étonnant que le fonds de cet endroit est égal partout et sans roche » (131)
Plan de la « Baye » des Chiens marins dans la Nouvelle-Hollande. Fait à bord du « Gros-Ventre », commandé par Me DE SAINT-ALLOUARN le 5/IV/1772. Levé et réduit sur les lieux par Me DE ROSILY enseigne de Vaisseau du Roy. (132)
Le 8, une deuxième ancre prend la tangente, là aussi sans espoir de retour. Les oiseaux, eux, sont revenus : cormorans, goélettes, éperviers. Au terme d'une dizaine de jours de bornage entre chimères et désillusions dans une baie où tout s'échappe, SAINT-ALLOUARN estime qu'il a épuisé les charmes fallacieux de sa découverte et décide de poursuivre sa route vers le nord, « espérant de trouver M. DE kerguélen à la recherche d'un banc entre la Nouvelle-Hollande et Timor où l'on prend beaucoup de morues ». Pauvre Louis ! Ses illusions n'étaient pas que visuelles ; en ce 8/IV/1772, la morue est le dernier des soucis de kerguélen, qui fait voile vers la France, où il espère une pêche miraculeuse de témoignages de reconnaissance et de marques d'honneurs. (133)
Il sort de Shark Bay par le détroit du Naturaliste, délaisse la baie du Géographe et longe la côte occidentale jusqu'à l'île Melville, un littoral encore largement inexploré malgré le passage déjà ancien de navigateurs hollandais. Les cartes de BELLIN et d'Après DE MANNEVILLETTE n'étaient guère explicites sur ces rivages ; des pointillés approximatifs reliaient des tracés plus fermes ; du cap Leeuwin à l'île Melville, « le Gros-Ventre » dut s'accommoder de blancs, de zones vierges de toute indication. SAINT-ALLOUARN double le cap Nord-Ouest le 9/IV, franchit les hauts-fonds qu'il découvre au nord de King Sound, s'aventure dans les îles de l'archipel Bonaparte, dresse des cartes des uns et des autres, traverse le golfe Joseph-Bonaparte et laisse sur l'arrière l'île Melville. (134)
Le 3/V/1772, « le Gros-Ventre » est en vue de Timor. Deux jours plus tard, un événement inédit surgit au terme de trois mois et demi de solitude marine et d'exploration de terres vierges : les marins voient... des hommes, les premiers depuis leur départ de l'île de France. « A une heure de l'après-midi, on a découvert un village, peu de temps après on a aperçu un pavillon... portugais ; à deux heures et demi, ils ont armé une pirogue qui paraissait venir nous reconnaître ; à trois heures, M. DE SAULX-MESNIL a été nommé pour aller au-devant de la pirogue (...) Les gens étaient armés, ils l'ont attendu sur le rivage ; il a été très bien reçu ». Le lendemain, d'autres officiers débarquent : « les gens du pays étaient sur le rivage et ont fui à l'arrivée de notre canot. M. DE SERCEY qu'on y avait envoyé s'est avancé seul et sans armes pour leur parler. Aussitôt ils se sont arrêtés ; ils lui ont donné les plus grandes marques d'amitié, lui offrant généralement tout ce qui pouvait convenir à nos besoins ». Pourquoi se méfier d'un jeune homme de 19 ans ? (135)
DU boisguéhenneuc, sa surprise en témoigne, ignore que depuis 1661 Timor est partagé entre une partie occidentale hollandaise et une zone orientale sous contrôle portugais. Quoi qu'il en soit, l'endroit est accueillant et SAINT-ALLOUARN le choisit pour permettre à ses 60 marins atteints de scorbut (trois sur cinq) de se refaire une santé, et se ravitailler en bois et eau. « Le Gros-Ventre » va y faire relâche 38 jours. (136)
DU boisguéhenneuc, qui a la curiosité d'un ethnologue, va étudier tout à loisir la société indigène ; le fruit de ses observations, consignées dans son Journal, mérite d'être largement cité. Notre vaillant marin, qui considère la population locale avec sympathie, et ne tarit pas d'éloges sur sa bienveillance, voire sa générosité, n'en est pas moins un homme de son siècle, immergé dans l'esprit du temps dont il partage les « valeurs ». Au terme d'une démonstration impeccable, il tire argument de la bonhomie des Timorais pour arriver, sans l'ombre d'un doute ou d'un remords, à une conclusion logique, formelle, « naturelle » : ils feraient d'excellents esclaves ! Il y a là un gisement qu'il serait de l'intérêt du roi d'exploiter au plus vite ! 80 livres le noir, c'est pour rien ! Mais laissons la parole au professeur d'économie coloniale, qui aurait pu intituler son exposé : comment tirer parti des ressources physiques et humaines de l'île de Timor. (137)
« Les Timoriens ne ressemblent en aucune façon aux Malais. Ils sont plus grands et d'une couleur plus foncée, ils sont effilés, adroits, et extrêmement légers à la course. Ils sont paresseux ; leur travail se borne seulement à semer du riz pour eux-mêmes. Leurs femmes sont grandes et bien faites et très laborieuses. Ils sont sous la domination portugaise et de leur religion ; leur seul commerce consiste en quelques esclaves qu'ils échangent avec les Macassars pour des sabres et des crics ; ils préfèrent des fusils quoi qu'ils leur soient défendus par les Portugais qui, vraisemblablement, craignent de les voir armés. Leurs troupeaux de boeufs sont nombreux ; ils n'en mangent que rarement ; ils les nourrissent d'ordinaire de riz et de bétel. Ils nous donnaient deux boeufs choisis pour un fusil. La viande en est excellente et préférable à celle des boeufs de Madagascar. Il paraîtrait avantageux pour l'île de France qu'on y envoyât des bâtiments y prendre des cargaisons qui nécessairement réussiraient, l'herbier de Timor étant le même que celui de l'île de France. De plus, ce serait employer des bâtiments pendant l'hivernage, dont les équipages restent inutilement payés et nourris à l'île de France par le roi pendant cette saison. Il serait encore possible de traiter pour le roi dans chacun de ces bâtiments cent à cent cinquante noirs qui, à l'effet de traite, ne lui reviendraient au plus que quatre-vingt livres chaque noir. Ils ne paraissent point méchants ; nous avons vécu avec eux sans aucune dispute ; ils fournissaient à nos besoins et paraissaient nous regretter ». (138)
Les marins semblent de leur côté regretter l'hospitalité timoraise puisque, après avoir quitté Layvay, « le Gros-Ventre » mouille dix lieues plus loin, à Baie Massy, et reprend pour quinze jours de luxuriance tropicale. Charles-Marc laisse entendre que ses compagnons sont tombés sous le charme de la colonie portugaise. Après la désolation des Kerguélen et l'atonie de la Nouvelle-Hollande, la brume glacée de la baie du Gros-Ventre et les mirages mous de celle des Chiens marins, il était tentant de se laisser happer par la touffeur d'un pays enfin habitable. Deux mois à Timor, ce n'était sans doute pas superflu pour reprendre goût à la vie, à ces choses élémentaires que l'on nomme arbres, verdure, cultures, pour se réhabituer au monde des hommes. « Le terrain de Timor m'a paru excellent ; j'y ai vu des cannes à sucre d'une très grande grosseur. Les pâturages dans les vallons y sont superbes. La terre y est noire et très profonde. Les montagnes sont de sable et gravier. Les arbres sont hauts et droits, ce qui prouve que dans l'hivernage, il n'y passe pas de grands coups de vent. Le rivage est bordé de lataniers, les rivières de cocotiers, ce qui offre un coup d'oeil très agréable ». Dommage qu'une île aussi amène soit déjà occupée, conquise ; avec quel bonheur M. DU boisguéhenneuc y aurait planté les couleurs du roi ! (139)
Les meilleurs moments ont une fin ; le 1/VII/1772, « le Gros-Ventre » dit un adieu définitif à Timor ; cap sur Batavia. Quinze jours de croisière au large des îles de la Sonde, de temps à autre salués par des sampans. Dans le détroit de la Sonde, un pilote local prend en charge la gabare ; impossible d'ignorer que les Hollandais sont ici chez eux ; les îles, les villages ont nom Amsterdam, Rotterdam, Harlem, Middelburg. Après un séjour de 19 jours à Batavia (aujourd'hui Djakarta), « le Gros-Ventre » cabote une dizaine de jours dans le détroit (140)
Le 12/VIII/1772, c'est clair - son journal ne laisse aucun doute sur ce point - DU boisguéhenneuc est maître à bord : « J'ai envoyé le canot à terre pour reconnaître l'endroit où l'on fait l'eau et le bois ». (141)
Et enfin, le 16/VIII, il met le cap sur l'île de France, qu'il gagne à marche forcée (« mer belle, toutes voiles dehors ») et où il mouille le 5/IX/1772. Le périple a duré près de huit mois. (142)
C'est à ce stade que se noue l'ingratitude de l'Histoire à l'endroit de SAINT-ALLOUARN et de ses compagnons. Les récits suivent kerguélen jusqu'à son retour en France, son entrevue avec le roi à qui il fait miroiter monts et merveilles, quitte à laisser dans l'ombre quelques détails fâcheux, un climat à ne pas mettre un courtisan dehors, une végétation se prêtant médiocrement aux suaves conciliabules sous la lune, une superficie totale qui ferait de ces terres un continent bien étriqué. Promu capitaine de vaisseau, fait chevalier de Saint-Louis par Louis XV lui-même, kerguélen s'emploie aussitôt à mettre sur pied une seconde expédition. Mais Quid de SAINT-ALLOUARN, le fidèle second devenu seul maître à bord après Dieu ? Précipité dans les oubliettes de l'Histoire, il refait surface depuis quelques années côté... australien. (143)
TERNAY confirme que le souci et l'espoir de retrouver kerguélen furent un puissant moteur de l'exploration du « Gros-Ventre » : « Le gros temps ne l'aurait pas empêché de continuer ses découvertes s'il n'avait pas été obligé d'aller chercher Monsieur DE kerguélen en différents rendez-vous qu'il lui avait donnés et où il ne l'a pas rencontré ». La prise de possession de l'Australie a ainsi été due à un rendez-vous non tenu. Huit mois de vicissitudes et de dangers permanents parce que se trouvèrent réunis dans la même aventure un commandant trop avide d'immédiate reconnaissance et un second trop discipliné. (144)
Au moment où SAINT-ALLOUARN lutte contre la mort, kerguélen s'active à la préparation de sa seconde expédition, appelée à parachever la première. Soucieux de ne pas hypothéquer ses chances de repartir dans de bonnes conditions, il se garde bien de démentir les fadaises qui s'écrivent et se colportent à Brest, Paris ou au-delà. Le 24/IX/1772, un journal anglais fournit un échantillon révélateur de la « folie australe » qui s'est emparé des esprits les plus pondérés : « On parle avec admiration, à Paris, d'un pays découvert depuis peu dans les terres australes par M. DE kerguélen. Ce pays est très peuplé, les arts y sont connus et les habitants civilisés. Selon M. DE kerguélen il serait très facile et très avantageux d'établir une branche de commerce avec ces peuples ». Qui aurait pu rectifier sinon SAINT-ALLOUARN, mais il est moribond. DU boisguéhenneuc, mais il n'est qu'enseigne de vaisseau - alors que kerguélen venait d'être promu capitaine de vaisseau - ; et de toute façon, l'un et l'autre, et leurs compagnons, sont à trois mois et de demi de route de la France. (145)
A l'arrivée à Port-Louis, l'équipage est épuisé, SAINT-ALLOUARN et MINGAULT considérés comme perdus. Néanmoins, le 20/X/1772, le chevalier DE TERNAY, nouveau gouverneur des Mascareignes, écrit au ministre de la Marine : « Monsieur DE SAINT-ALLOUARN est absolument hors de danger ; sa faiblesse extrême ne l'a pas empêché de s'entretenir avec moi sur la campagne qu'il vient de faire en courant les plus grands risques, navigant seul dans des mers inconnues ». (146) Comment TERNAY peut-il être aussi optimiste alors qu'il ajoute : « Deux maladies dangereuses ont réduit cet officier dans le plus triste état et je ne laisserai pas partir sans qu'il soit parfaitement rétabli ». Le commandant du « Gros-Ventre » ne se rétablira pas (non plus que MINGAULT) ; il rend l'âme le 27/X/1772 (147) à l'âge de 34 ans (148). L'intoxication alimentaire dont on a dit qu'il avait été victime ne fit sans doute que hâter une issue inéluctable (149).
SAINT-ALLOUARN disparu, il incombe à DU boisguéhenneuc de rétablir la vérité, de rendre compte fidèlement des faits. TERNAY, qui le considère avec sympathie - « il lui a paru avoir des talents et de l'intelligence pour son métier » - met son poids dans la balance pour faciliter sa mission. Il est bien le seul. MAILLARD DU MESLE, le nouvel intendant de l'île de France, qui a remplacé POIVRE, ne veut plus entendre parler d'expédition, cause, selon lui, de la ruine de la colonie : « les expéditions au-dehors ne doivent avoir pour objet que les Noirs et les bestiaux ». Il ne lèvera pas le petit doigt en faveur du second du « Gros-Ventre » (150). DU boisguéhenneuc s'embarque sur « l'Indien » pour rallier la France. En raison de sérieux problèmes de mâture, le navire doit longuement faire relâche au cap de Bonne Espérance, où l'enseigne ronge son frein. Mais voici que « l'Ile de France » en route vers la Bretagne, mouille en rade du cap, ROSILY à son bord. Charles-Marc demande au chevalier des Roches d'y embarquer ; refus de l'ancien gouverneur. Ce n'est qu'en V/1773, alors que kerguélen fait déjà route vers les Mascareignes, en sens inverse, pour sa seconde expédition, que DU boisguéhenneuc atteint enfin le port de Brest. Son aventure australe aura duré deux ans. (151)
Charles-Marc, en Bretagne, n'est pourtant pas au bout de ses peines. L'enseigne n'attend qu'un mot du comte de BREUGNON, commandant de la marine à Brest, pour gagner Versailles ; il a beau écrire une fois encore au ministre de la Marine qu'il est porteur d'un mémoire du gouverneur TERNAY à ne lui remettre qu'en mains propres, l'ordre ne vient pas. Un obscur enseigne de 33 ans, qui fait montre d'un zèle jugé par certains intempestif, est le jouet ou l'otage d'une situation qui lui échappe totalement. kerguélen est au faîte de sa gloire, sa promotion comme capitaine de vaisseau n'a pas fait que des heureux, des coteries adverses s'organisent autour du héros du jour, sur l'échiquier de la comédie australe le pion DU boisguéhenneuc ne fait pas le poids. Il n'a que sa jeunesse, son expérience, sa fidélité à son ami SAINT-ALLOUARN, là où il lui aurait fallu de l'entregent, des relations, des relais bien en cour. Il y a lieu de croire que le second du « Gros-Ventre » ne vit jamais Versailles. kerguélen était déjà passé. Et la prise de possession de la côte australienne tomba dans les oubliettes. (152)
DU boisguéhenneuc lui-même a été contaminé par la folie australe, dont il a fait sienne la maxime sous-jacente : hors des terres nouvellement découvertes par M. DE kerguélen, point de salut. Dans son mémoire récapitulatif de ses états de service il passe totalement sous silence l'épisode de la Nouvelle-Hollande, alors qu'il s'attarde sur le débarquement dans la baie du Gros-Ventre (153).
Le miroir aux alouettes du mythique continent austral fut fatal à la vaillante expédition du « Gros-Ventre » - aussitôt reconverti dans le transport des boeufs sur Madagascar, avant d'être démâté et de se figer en rade de Port-Louis, stationnaire pataud, « dépôt de marins sans destination ». (154) Le « Gros-Ventre », que commandait SAINT-ALLOUARN, démâté et désarmé, devenu bâtiment stationnaire du Port-Louis (île de France) après l'expédition de 1772. (Aquarelle de Frédéric ROUX). (155)
DU boisguéhenneuc planta un espar au risque de sa vie ; il en sera récompensé. Le 7/VIII/1773, il reçoit une gratification extraordinaire de 1.200 livres (l'équipage se voit attribuer deux mois de salaire) ; le 19/IX il est fait chevalier de Saint-Louis, le 11/X lieutenant de vaisseau (156).
Parallèlement, une pension de 200 livres sur le trésor royal est accordée à chacun des quatre orphelins de Louis DE SAINT-ALLOUARN. (157)
DU boisguéhenneuc a survécu à une campagne harassante, mais sa santé est atteinte ; il doit renoncer à une nouvelle campagne des Indes et reste à terre deux années et demi durant. Il reprend du service en 1776 sur « la Perle », puis sur « le Robuste », mais le 6/III/1778, alors que vient d'éclater la guerre d'Indépendance américaine, il meurt sur ce dernier vaisseau. Il avait 38 ans. Sa veuve, Anne-Marie LE MOYNE DE PRÉFONTAINE, se voit accorder une pension de 500 livres sur les Invalides. Son fils Louis sera maire de Quimperlé. (158)
La prise de possession du « Gros-Ventre » est un coup pour rien, mais les Français ne vont pas pour autant se détourner de l'Australie. Premier Français à poser le pied sur le continent austral, le Malouin MARION-DUFRESNE a précédé SAINT-ALLOUARN de deux petites semaines, mais à l'opposé, sur l'île de Tasmanie. Les deux premiers Français à fouler le sol australien étaient donc Bretons. Il faut ensuite attendre 1788 pour voir arriver LA PéROUSE et ses beaux navires, « la Boussole » et « l'Australie ». Il accoste à Botany Bay, aujourd'hui en Sydney, cinq jours seulement après que le commandant PHILIPP y eût débarqué un premier contingent de quelque 700 colons-forçats. Inquiet des intentions françaises, l'Anglais fait précipitamment hisser l'Union Jack et prend possession de la Nouvelle Galle du Sud au nom de George III. Depuis lors, le 26/I est la fête nationale australienne (159). A la recherche de LA PéROUSE, Bruni D'ENTRECASTEAUX étudie la côte sud. Mais l'expédition majeure est celle, voulue par BONAPARTE en 1801-1802, de Nicolas BAUDIN qui relève plus de 600 kilomètres de côtes et donne des noms français à 400 ports et baies de l'ouest australien. François PÉRON, le naturaliste de la campagne, publie sous l'Empire les remarquables études scientifiques réalisées au cours du voyage (160). Les Français, à leur tour, envisagent de fonder une colonie de forçats en Australie occidentale, encore disponible, mais leurs tergiversations sont telles qu'une fois encore ils sont devancés par les Anglais. En 1829, l'Union Jack flotte sur l'ensemble du continent (161). Forts actifs, on le voit, sur les côtes australiennes, les explorateurs français n'ont pas trouvé de relais politiques à leurs exploits. Leurs relations de voyage n'ont suscité que velléités et atermoiements. Une chose est sûre : les rivages de la Nouvelle-Hollande n'ont pas précisément porté chance à nos aventureux marins : SAINT-ALLOUARN et BAUDIN sont morts à l'île de France, à leur retour d'expédition ; trois mois après son passage en Tasmanie, MARION-DUFRESNE est massacré par des Maoris de Nouvelle-Zélande ; à peine quitté Botany Bay, LA PÉROUSE disparaît mystérieusement aux îles Salomon, et D'ENTRECASTEAUX, son Diogène, meurt d'épuisement en mer ! Dans ces conditions, on comprend que le flirt intermittent des Français avec l'Australie n'ait pas débouché sur une durable histoire d'amour (162). Il fallut attendre 1982 pour que le nom de SAINT-ALLOUARN soit tiré de plus de deux siècles d'oubli. Cette année-là paraissait en Australie, « France-Australe », un ouvrage du professeur Leslie MARCHANT consacré aux navigateurs et savants français qui s'y étaient illustrés. En 1987-1988, la célébration du bicentenaire de l'Australie parachevait la mise en lumière de ces SAINT-ALLOUARN, BAUDIN, FREYCINET et autres PÉRON sans lesquels la connaissance du continent austral n'aurait pas été ce qu'elle fut. Une expédition franco-australienne fut mise sur pied pour repérer leurs reliques, pour « le Gros-Ventre » : les deux ancres perdues, la tombe du marin enterré, et surtout la bouteille d'annexion. L'expédition rentra bredouille mais tout espoir n'est pas perdu. (163)
On retrouve Sophie ALÉNO DE SAINT-ALOUARN (qui épousera un VEYER) le 29/VIII/1773 à la bénédiction de la deuxième cloche de l'église de Guengat nommée Marie-Renée-Sophie-Jacquette (164).
Malgré le tragique familial à répétition, Hyacinthe (165) et Aimé, fils aînés de Louis DE SAINT-ALOUARN, prennent le chemin de la mer. Mais dès 1784, enseigne de vaisseau à 22 ans, Hyacinthe obtient sa mise à la retraite, officiellement « à cause de sa santé », plus vraisemblablement par manque de vocation. Il convole à Lyon à la hussarde avec une jeune veuve dépourvue, prétendit-on, de « fortune, d'ancêtres et de vertu » ; le mariage est annulé, en 1789 il épouse une femme digne de son rang, Armande DE KERJEAN, et s'installe à la Villeneuve (en Plomeur). Aimé, tête brûlée, ne s'attardera pas davantage dans un corps où pourtant le nom DE SAINT-ALOUARN est prononcé avec respect. A la suite d'on ne sait quelles frasques, il est rayé des listes en 1788 (166).

Légende
Guengat et ses anciens seigneurs ont écrit bien des pages de l'histoire de la Bretagne. Mais il en était un qui avait une réputation de personnage futé, rusé, paillard peut-être, mais sûrement vantard. Fêtes et réjouissances dans le cercle étriqué de la petite noblesse campagnarde ne se concevaient sans la prestation de notre roublard.
Il possédait un joli manoir, dont il reste un donjon, et aussi un moulin à eau. Et Fiacre le meunier rendait des points à son maître quant à la roublardise. Tout était donc bien dans le meilleur des mondes.
Il se trouva qu'à cette époque se tint à Quimper-Corentin une réforme ou quelque montre de la noblesse ; le gouverneur délégué du Duc de Bretagne, venait recevoir courbettes, ronds de jambes et compliments de toute maison blasonnée. Quel petit hobereau vanta-t-il les mérites du sire de Saint-Alouarn ? L'histoire ne le dit pas. Le gouverneur voulut en avoir le coeur net et dépêcha un messager dans le beau pays de Guengat ; il avait un pli confidentiel à donner au maître des lieux. Il y fut reçu avec forte courtoisie, se restaura à satiété et repris la direction de la capitale de la Cornouaille.
Lorsqu'il eut pris connaissance du message du Gouverneur le sire de Saint-Alouarn pâlit ; il entra alors chez son meunier, l'air désolé, tenant à la main cette lettre.
- Ah mon pauvre Fiacre, gémit-il, quel terrible ennui m'arrive ! Figure-toi que le gouverneur de Bretagne, qui est en ce moment à Quimper, m'ordonne d'aller le trouver demain. Comme on lui a raconté que j'étais assez malin et débrouillard il veut me poser trois questions très difficiles que je devrais résoudre sur le champ. De plus il m'ordonne de faire le voyage ni par la route ni par les champs, de n'être ni nu ni habillé, ni masqué ni visible et finit par m'avertir que si je ne satisfais pas à toutes ces exigences, il n'y aura que la mort pour moi. On n'a pas idée d'une telle tyrannie ! Toi qui est un homme avisé et entendu, ne saurais-tu pas me tirer de ce mauvais pas ?
- Ne vous désolez-pas, Monsieur, répliqua le meunier. Il s'agit de montrer à ce singulier gouverneur que les Cornouaillais ne sont pas des imbéciles. Les conditions qu'il vous pose ne me paraissent pas impossible à remplir. Voulez-vous me laisser le soin d'aller à Quimper et de lui répondre en votre lieu et place. J'ai idée, avec l'aide de Dieu et de saint Fiacre, mon patron, que je pourrai en sortir à votre honneur et au mien.
- Vraiment, mon camarade, si tu fais cela pour moi, nulle récompense ne sera trop belle. Tu jouiras du moulin, ta vie durant, sans m'en payer un sol de fermage et j'offrirai à ta femme et à tes filles des robes d'écarlate galonnées d'or, telles que la marquise de Guengat elle même n'en arbore pas de plus belles au grand pardon de Mai.
De fait le lendemain matin alors que sonnait à toute volée le carillon de Saint-Corentin on annonça au Gouverneur le messager de Saint-Alouarn... et Fiacre attaqua sans coup férir :
- Salut à vous, Monsieur le Gouverneur, et à toute la compagnie ! J'arrive de Saint-Alouarn, comme vous l'avez ordonné. Je ne suis ni nu ni habillé, puisque mon seul vêtement est un filet de pêche. Je vous vois et ne suis pas visible, grâce au crible que je tiens devant ma figure. Je n'ai fait la route ni par la route ni par les champs ayant toujours exactement suivi la douve. Donc je suis en règle de ce côté. Voyons maintenant vos trois questions.
- C'est là que je t'attends. D'abord, je veux savoir combien il y a de pintes d'eau dans la mer ?
- Monsieur, il s'y trouve en chiffres ronds, 7.593 millions de milliards de pintes. Si vous ne me croyez pas, arrêtez tous les fleuves, rivières et ruisseaux qui s'y jettent et nous compterons.
- J'en tiens, confessa le Gouverneur. A présent, dis mois combien je vaux ?
- Vous valez, Monsieur, 29 derniers d'argent.
- Rien que çà ?
- Et oui, car voyez-vous Notre Seigneur Jésus Christ a été vendu pour 30 deniers.
- Flatteur, va ! Et enfin, dites-moi à quoi je pense ?
- La réponse est des plus aisées, Monsieur. Vous croyez parler au seigneur de Saint-Alouarn et vous n'avez affaire qu'à Fiacre BODIGOU, son meunier, pour vous servir.
Le gouverneur éclata de rire et dit : « Je pardonne à ton maître et je te donne le dernier qui manquait. Ainsi nous sommes au compte du jardin des Oliviers ». Il ajouta : « Si tous les gens de Guengat sont aussi dégourdis que toi, cela doit faire une paroisse de fameux finauds. » Fiacre s'en retourna après s'être bien régalé et conta l'histoire à son seigneur. Ma doué ! Qu'on s'amusa au moulin de Saint-Alouarn ! Fiacre fut récompensé : il reçut le moulin, la meunière eut de beaux atours. Quant à la fille du meunier, elle reçut une dot et le sire de Saint-Alouarn fut le parrain de son premier-né. (167)


source : site de Guengat


mise à jour le 7 novembre 2013